CECI EST MON CORPS !

« Le corps, un champ de guerre auquel il serait bon que nous revenions. »

Antonin Artaud

Le philosophe demeure interloqué, au sens littéral du terme, par les audaces du peintre, qui, comme lui mais d’une autre manière, bégaie, bafouille, mé-dit, lorsqu’il se confronte à des énigmes cruciales, comme l’habitation de notre corps, l’altérité de nos « semblables », et surtout l’abyssale différence de la polarité des sexes. Il ne s’agit pas de maladresse, mais d’un combat perdu d’avance, parce que ces questions nous dépassent, et qu’il est impossible de dire les choses clairement là où il en va de notre être, nageurs en l’eau trouble d’une coappartenance au monde.

Dans sa confrontation à ces questions, Damien Guévart va plus loin et plus vite que la réflexion, nous bousculant par une « laideur » revendiquée, dont nous savons depuis Baudelaire qu’elle peut être aussi fort belle : culot « monstre » du pinceau et du crayon entrevoyant d’un trait ce autour de quoi l’inquiétude pensée tourne sans jamais vraiment l’atteindre : mystère du corps/âme, du masculin/féminin, de ce qui est mien, tien, nôtre ou vôtre , sans divorce possible.

 

Question du corps donc, des corps soumis à la question : seins et tétons, bras et jambes, vulves et bites s’enchevêtrant dans ce qui pourrait sembler une caricature cruelle, un désenchantement érotique, un mépris de la chair, mais où nous voyons aussi une leçon d’humilité : dans la crudité picturale la plus impitoyable est mis en lumière l’étrange fatras d’organes dont nous sommes affublés, pauvres humains, et que la toile expose (comme les romains exposaient les nouveaux-nés pour s’assurer de leur viabilité), sans indulgence, mais avec un humour souvent grinçant. Corps grotesques, désossés, têtes souvent informes, parfois éludées, peut-être parce qu’elles se surestiment, parce que la pensée provient de tout le corps, non de la seule régie d’une conscience désincarnée. Corps démantelés, où certains gestes demeurent pourtant en filigrane : main tendue du créateur de la Chapelle Sixtine, étreinte de la piéta, course vers on ne sait où. Corps comme torturés, à la suite d’un génocide de plus, ou seulement inachevés, parce que la divinité qui aurait pu leur donner une harmonie brille par son absence dans un ciel qui n’existe pas, sauf en quelques allusions blasphématoires et iconoclastes à l’imagerie chrétienne : la vierge elle aussi a des menstrues, le fils n’est qu‘un fœtus mal dégrossi. Corps alors livrés à eux-mêmes, à une humanité déshumanisée qui, après en avoir fait de la chair à canon, les ravalerait à de la viande sur le marché du travail, du sexe, de la vente d’organes? Hypothèses que tout cela, faibles tentatives de réponses aux questions de cette peinture troublant la quiétude des « derniers hommes », ceux du prologue de « Ainsi parlait Zarathoustra », nous.

 

Mais surtout, l’on se perd dans l’énigme de l’absence de regard, du regard d‘autrui, dont Sartre disait qu’il est « par principe celui qui me regarde ». Ce regard, Damien le passe-t-il sous silence parce qu’il est dérangeant, ou plutôt parce qu’il n’est pas visible en tant que tel , comme « objet »? Il arrive pourtant que la peinture saisisse le regard, dans la médiation de l’image des yeux, comme par exemple chez Velasquez, Vermeer, ou Rembrandt, où la toile nous concerne, semble nous regarder. Mais ici, le regard, si regard il y a, n’est pas soutenu par des yeux, ou très rarement. «la privation est en quelque sorte un visage » disait Aristote. Dans la quasi-totalité des toiles de Damien, l’absence d’yeux nous plonge dans un monde dés-humain, et nous force alors, dans le creux du vide, à questionner ce qui (nous) manque, cette insoutenable légèreté du regard de l’autre : celui qui peut nous crucifier dans l’enfer sartrien de l’objectivation, mais qui peut aussi ne pas nous regarder, ce qui est encore bien pire. Le dessin « Voir » de 2009 pousse l’oxymore jusqu’à oblitérer les yeux d’une tâche noire, comme si le plus é-vident était précisément ce qui nous crevait les yeux. Et justement, le regard ne nous rend-t-il pas aveugle, en « masquant les yeux » disait Sartre ? Selon l’artiste, le regard empêche en tout cas de voir le reste, cet invisible essentiel que l’on rate toujours dans la vision ordinaire d’autrui : le corps dans sa prosaïque matérialité, ou son étrange ambiguïté : des seins féminins chez le mâle, une cigarette bout filtre un chien roux comme une toison pubienne, métaphores évidentes d’organes dont, mieux que personne, Pascal Quignard a mis en lumière le pouvoir de fascination

 

Il faut alors revenir sur la réapparition du regard dans les quelques remarquables portraits de Damien par Damien ou son autre, dont on ne sait, comme pour ceux de Vincent, s’ils sont le simple témoin d’une « folie », ou la production même de cette folie, cette audace d’aller jusqu’au bout de soi, à laquelle nous aspirons tous sans l’avouer (Cf « Le portrait du Docteur Gachet » ou le « Nous sommes fous » du Miserere de Rouault). Dans certains autoportraits de Damien, une forme de regard réapparaît, parfois sous la forme d’orbites rouges (cf « Moi ») dont on aurait énucléé, émasculé les globes oculaires, mais aussi dans « Remoi », ou l’extraordinaire aquarelle de 2002, « Autoportrait » : alors que la parole y semble muselée dans une bouche cousue, raturée, censurée, advient un véritable regard, un regard qui, lui, parle dans son inquiétante familiarité, disant la tristesse du vieillissement et l’inéluctabilité de la mort, soulignée par ce rictus qui évoque aussi le sourire du squelette.

 

Que peut signifier cette réapparition passagère du regard, sinon que le « cogito » ne peut se conjuguer qu’à la première personne, que le monde disparaîtra avec lui (avec chacun de nous) le jour impossible où nous trépasserons : quoi que nous fassions, le monde se centre en nous, même si l’autre est là, tout proche, dans une distance pourtant infranchissable.

 

Mais l’autre, c’est aussi l’autre sexe, qui suscite une fascination vertigineuse, d’autant plus troublante que la frontière ne sépare pas seulement le moi de l’autre, mais est également intérieure au moi. Corps androgynes, vulves sanguinolentes de leurs menstrues ou de pénétrations « qui vont toujours trop vite » ; mélanges monstrueux (« l’autoportrait à la cigarette bout filtre »), qui rappellent « l’idée folle » de Mademoiselle de L’Espinasse dans « Le rêve de D’Alembert » de Diderot : « l’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme. ». Dans la fascination de la vulve et le ridicule de la débandade se joue l’inquiétude de notre être sexué, jamais repu de la complétude qu’imaginait Aristophane, mais plutôt écartelé dans une coupure traversant notre propre chair. Décalage comique ou pitoyable entre nos idéalisations (âme, vierge, piétas) et la trivialité de nos corps, offerts dans ces cuisses écartées, ces vagins béants, cette sarabande de mamelles. L’au delà ? Une pauvre maison d’ici-bas. Comme chez Nietzsche, pas d’arrière - mondes, l’au delà est là, en nous, dans cette chaire obscène des coïts qui rythment nos jours.

 

L’œuvre de Damien, dérangeante s’il en est, a le courage de mener une inlassable interrogation, une mise en question de notre corps humain, trop humain. Les quelques interprétations qu’elle a suscitées ici sont bien loin d’épuiser la richesse de l’aventure dont l’artiste nous indique le chemin.


Pierre KOEST
7 février 2010